morillons

C’est juste au coin. Il regarde son smartphone et le constate à nouveau. C’est juste au coin. Il a regardé le trajet avant de partir du bureau. Sur son ordinateur. Il est descendu du tram à Georges Brassens comme il avait prévu et il a pris la rue de Dantzig. Quelques centaines de mètres à faire et c’est juste au coin. à droite.
Il marche d’un bon pas. Il n’est pas en retard, il est juste à l’heure. Mais il n’a pas envie de flâner. En fait, il se sent un peu tendu. Il a parfaitement mémorisé le trajet. Simple. Il sort tout de même son téléphone. pour vérifier. encore.
Il n’entend rien. Il n’entend rien de la rue autour de lui. Il est tout à son but.
Il longe un long bâtiment. Il sait qu’il est à l’heure, le 36 est juste au coin. Son cœur bat rapidement. Il se dit que c’est étrange car il n’a pas couru.

Il est devant le numéro 36. il est le premier. Il doit attendre. Il aime mieux ça. Il se dit que de toute façon il aurait été mal venu de la faire attendre. Il regarde sa montre et constate qu’il a deux minutes d’avance. Il sort son téléphone pour vérifier encore le message qu’il a reçu. Le message n’a pas changé, il est au bon endroit au bon moment.

Pendant quelques instants il marche à droite et à gauche devant la porte sa sacoche à l’épaule. Comme si l’effort qu’il venait de fournir ne pouvait pas s’arrêter. Comme s’il ne savait pas comment l’arrêter.
Comme s’il n’allait pas attendre.
Il se force. Il se force et il réussit à arrêter le mouvement de ses jambes.

Il a chaud. Il retire de son épaule sa sacoche dont la lanière lui colle les vêtements à la peau et la porte désormais pas sa poignée. Mais il ne retire pas sa veste. Il ne fait pas encore vraiment chaud, pourtant. Et sa veste est légère. Mais elle lui donne chaud. Il la garde parce qu’il n’aime pas tenir une veste à la main. Ça l’embarrasse. Les manches un peu longues lui tombent sur les mains et ses paumes sont un peu moites.

Il se décide soudain. Il se met au bord du trottoir. Du côté de la chaussée. Près de l’arbre qui est face à la porte du bâtiment. Cette fois, il pose sa sacoche. par terre. Et sa veste. Dessus. Il roule même les manches de sa chemise. Il déplace le poids de son corps sur sa jambe gauche. Il se dit qu’il doit se donner un air. L’air de celui qui n’attend pas. Puis il se dit que c’est idiot puisque manifestement il attend et que personne ne pourrait se dire en voyant un homme debout sur le trottoir et qui a posé ses affaires à terre qu’il n’attend pas. Il suppose alors qu’il sera plus facile de se donner l’air de celui qui attend avec certitude. Il se met alors à penser à tous les mouvements de son corps. Qu’il a mal aux jambes, déjà. aux pieds, aussi. Qu’il ne doit pas trop se cambrer sinon il aura mal au dos. Il ne sait pas quoi faire de ses mains. Il ne sait pas quoi faire de ses mains qui sont toujours moites. Il voudrait les essuyer mais il ne sait pas avec quoi. Il pense qu’il ne doit pas soupirer.

Pour occuper son esprit, il lève les yeux. Il lève les yeux et s’aperçoit qu’il n’a pas encore regardé le bâtiment devant lequel il attend. Personne n’entre. Personne ne sort. Sur une plaque à droite de la porte, un logo bleu-blanc-rouge dont il ne pourrait décrire la forme exacte. Il est trop loin. Au dessus de la porte il est indiqué qu’il est devant le service des objets trouvés de la Préfecture. Il s’amuse en pensant qu’il est étrange d’appeler objets trouvés des objets perdus. Parce que tant qu’ils sont là, ils sont perdus.

Il se dit ensuite que ça fait longtemps maintenant qu’il attend et que désormais c’est peut-être inutile. Il lève son bras et tourne son poignet pour regarder sa montre. Ça ne fait que cinq minutes. Il reste. Il pense qu’il va rester encore un peu et qu’elle va venir. Qu’elle va venir, qu’elle n’est pas encore en retard, que ça ne fait pas assez longtemps après l’heure de leur rendez-vous pour qu’on puisse appeler ça un retard.

Il change de jambe car sa jambe gauche commence à s’ankyloser. Il a un léger mal de tête. C’est le soleil. Il a un léger mal de tête à cause du soleil. Le soleil du printemps lui fait souvent ça. Il ne sait pas vraiment pourquoi. Avec sa lumière pâle dont il ne se méfie pas. Mais les lunettes de soleil, vraiment, ça le gêne trop. Ça presse le nez et compresse la tête, ça appuie sur les oreilles. Il se demande comment font les gens qui portent des lunettes pour supporter ça toute la journée.

Il attend toujours. Sa jambe droite commence aussi à s’ankyloser et son dos est raide. Il fait quelques pas l’air détaché et jette un coup d’œil à sa montre. à nouveau.
Ça fait quinze minutes qu’il attend.
Pour être sûr, il regarde aussi l’heure sur son smartphone. par la même occasion il constate qu’il n’a pas manqué d’appel et qu’il n’a pas non plus de petit message écrit le prévenant d’un quelconque retard. elle est en retard pourtant. Il veut penser que ce n’est qu’un retard qu’elle n’a pas oublié qu’elle va venir.

Il reste. debout. son poids également réparti sur ses deux jambes les bras le long du corps.
Il cherche à combattre les traces de fatigue de son corps occasionnées par sa longue station debout. Pendant un instant il cesse de penser qu’il attend. Il marche un peu en faisant des petits va-et-vient sur le trottoir pour soulager son corps et regarde autour de lui. La rue n’est pas très passante. peu de gens et de voiture. Il ne saurait dire cependant si cela est lié à l’horaire – il est encore tôt dans l’après-midi ou si c’est toujours comme cela. Une demi-douzaine de personnes attendent le bus à l’arrêt Morillons-Dantzig mais c’est plus loin. devant le parc Georges Brassens. Depuis qu’il est là il n’a vu aucun bus passer. Il croit. Mais il n’a pas vraiment fait attention. Sur le trottoir d’en face il y a une station de taxi. Ils sont neuf rangés le long du trottoir à attendre. moteurs arrêtés. Pas un n’a bougé non plus.
Il les regarde un moment essayant de deviner à quoi peut penser un chauffeur de taxi qui attend un client. À quoi pense le premier de la file. et le dernier. Sa lassitude son découragement son contentement de faire une pause. Ou rien peut-être.

Soulager son dos ses jambes. c’est ce qui occupe son cerveau et son corps. il voudrait s’asseoir. Autour de lui il n’y a rien qui le permette. À gauche de la porte d’entrée du bâtiment c’est la grille du parc qui commence. Elle repose sur un muret de pierres qui est juste un peu trop haut pour qu’il puisse s’y asseoir. Ou lui juste un peu trop petit. Il n’y a pas non plus autour de l’arbre qui est là de petite barrière faite d’un gros tube métallique courbé comme on en voit parfois dans Paris et qui sert à éviter les coups sur le tronc. qui sert aussi aux cyclistes à accrocher leur vélo. Il aurait pu s’y asseoir. Le mur du bâtiment peint en gris est sale de la poussière noire de la pollution. Il s’adosse. Sa chemise colle à sa peau et au mur. La transpiration imprègne le vêtement et se fraie un chemin jusqu’au mur où elle rejoint la poussière. Quand il partira il laissera la trace humide de ses deux omoplates sur le mur et en échange le mur laissera une trace noire à sa chemise. Il le sait. Il remettra sa veste alors. pour cacher la salissure.

Ses affaires sa sacoche et sa veste sont restées au même endroit depuis qu’il les a déposées au sol. Il n’ose plus y toucher. Il a l’impression que quand il y touchera il aura cessé d’espérer qu’elle vienne. ou qu’il aura l’air agacé. Il ne veut pas avoir l’air agacé quand elle arrivera. Il sera juste déçu et triste si elle l’a oublié.
Oublié. L’idée maintenant fait son chemin dans son esprit. et le pétrifie. La sueur qui coule dans son dos devient froide.

Trente minute.

Il a cesser d’espérer. même s’il n’arrive pas à se résoudre encore à ramasser ses affaires posées sur le trottoir.

Mais oublié. Elle l’a oublié. Elle n’est pas venu. elle ne viendra plus. elle l’a oublié. Il n’existe pas. Personne ne viendra le cherche. Ici.

Quelque chose le serre. dans le ventre.

Quelques minutes encore sont nécessaires pour qu’il arrive à décoller son dos du mur se pencher pour prendre sa veste la remettre se pencher à nouveau pour prendre sa sacoche regarder à droite regarder à gauche confirmer qu’il ne voit personne regarder sa montre sans savoir pourquoi choisir un côté de trottoir et commencer à marcher du pas de celui qui sait où il va. pour se rassurer.

Sur le mur la trace de son dos s’estompe doucement.